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1. Introduction

<1>

Dans l’ensemble linguistique joola (langues atlantiques parlées en Casamance, au sud du Sénégal), les voyelles sont réparties en deux séries distinctes : les voyelles +ATR et les voyelles -ATR. Il existe dans les langues de cet ensemble, un phénomène d’harmonie vocalique selon lequel les deux séries de voyelles ne se combinent pas entre elles, à l’intérieur du mot (Sapir 1965 ; Sambou & Lopis 1981 ; Hopkins 1995 ; Bassène 2007 ; Sambou, P. 2007, 2011 ; Coly 2012 ; etc.). Tous ces travaux décrivent un système dans lequel, à l’intérieur d’un mot, toutes les voyelles sont soit +ATR, soit -ATR. En joola fooñi, cela est en partie vrai, mais nous verrons dans cet article des cas où l’harmonie vocalique n’est pas attestée dans l’ensemble du mot.

<2>

Comme dans beaucoup de langues qui ont ce type de système, la spécification +ATR est courante pour les morphèmes lexicaux, par contre pour les morphèmes grammaticaux, elle est beaucoup moins courante. Dans cette description du système, nous n’allons pas considérer ces deux valeurs comme également marquées (à savoir + ou –), mais plutôt comme une valeur marquée +ATR et une valeur non marquée (zéro). En effet une voyelle qui a le trait +ATR est inamovible, alors qu’une voyelle non spécifiée pour l’ATR prend par défaut le -ATR.

<3>

En joola fooñi, l’absence d’harmonie vocalique totale s’explique en partie par le degré d’intégration variable des morphèmes liés. En effet, une partie des morphèmes qui ont certaines propriétés de morphèmes liés, ne sont pas totalement intégrés au mot ; il n’y a pas une limite tranchée entre des morphèmes complètement liés et des morphèmes complétement libres. On observe notamment à la fin des mots, des éléments qui ont suffisamment des propriétés de morphèmes liés qu’on considère qu’ils font partie du mot mais dont l’intégration n’est pas totale.

N.B. : Les données que nous présentées ici viennent de l’observation d’un corpus d’environ dix heures de textes enregistrés.

Tableau : Les voyelles du joola fooñi

Brèves

Allongées

antérieures

postérieures

antérieures

postérieures

fermées +ATR

i

u

fermées –ATR

ɩ

ʊ

ɩː

ʊː

moyennes +ATR

e

o

moyennes –ATR

ɛ

ɔ

ɛː

ɔː

ouvertes +ATR

ɐ

ɐː

ouvertes –ATR

a

2. L’harmonie vocalique dans le radical

<4>

En joola fooñi, les noms ont un préfixe flexionnel qui marque la distinction entre singulier et pluriel et détermine les propriétés d’accord du nom dans le système d’accord en classe. L’infinitif, qui est la forme de citation du verbe, est une forme nominalisée, constituée d’un préfixe de classe et du radical verbal. Dans la plupart des cas, lorsque le thème verbal est monosyllabique, le préfixe de classe est ɛ-, lorsqu’il est polysyllabique, le préfixe de classe est ka-.

Dans la limite du radical (nominal ou verbal), il n’y a pas d’exception au phénomène d’harmonie vocalique dans la langue ; c’est-à-dire que toutes les voyelles du radical sont de la même série (+ATR ou non marquée).

(1)

-jangɔɔn

‘chat’

-rambɛn

‘aider

-sigir

‘cœur’

-feejiir

‘trois’

<5>

Nous avons toutefois noté une exception avec des mots français, même parmi les mots qui sont complètement intégrés à la langue. Avec ces mots, le trait +ATR ne concerne pas toutes les voyelles, il n’y a donc pas d’harmonie vocalique à l’intérieur de ces radicaux.

(2)

paskɐ

‘parce que’

ɛskɐ

‘est-ce que’

sãsɐmaa

‘changement’

3. L’harmonie vocalique dans le thème

<6>

Le thème est constitué d’un radical (nominal ou verbal) et d’un ou de plusieurs suffixes de dérivation. La plupart des suffixes de dérivation ne sont pas spécifiés pour l’ATR, ce qui veut dire que leur voyelle sera soumise à l’harmonie. Toutefois, il existe un certain nombre de suffixes qui sont +ATR.

<7>

Dans le cadre de la formation d’un thème, lorsque ces suffixes +ATR sont attachés à un radical qui a des voyelles non marquées, celles-ci s’harmonisent et deviennent toutes +ATR. Cette propagation s’étendra jusqu’au préfixe de classe.

(3)

ka-fɔk-ul

CLk-enterrer-INV

kɐfokul

‘déterrer’

ɛ-baj-ɐli

CLe-avoir-faire.tôt

kɐbɐjɐli

‘avoir quelque chose tôt’

ɛ-jaw-um

CLe-aller-APPL

ejɐwum

‘passer par’

<8>

La même règle vaut pour le marqueur centripète -ul qui propage également son trait +ATR sur toutes les voyelles du thème verbal. La spécificité de ce morphème (à la différence de l’inversif -ul) est d’avoir une distribution particulière. Dans la forme rédupliquée du verbe, le marqueur centripète ne se suffixe qu’au premier radical (5), là où les autres dérivatifs se répètent après chaque radical (6).

(4)

a-laañ-ul

CLa-retourner-CTP

ɐlɐɐñul

‘qu’il revienne’

ʊ-far-ul

S2S-faire.tomber-CTP

ufɐrul

‘fais tomber (vers le locuteur)!’

pan-a-wamb-ul

INACC-CLa-fermer-CTP

pɐnɐwɐmbul

‘il ouvrira’

(5)

na-tɛy-ul-tɛy

CLa-courir-CTP-courir

nɐteyutey

‘il a accouru’

(6)

na-lɔɔp-ul-lɔɔp-ul

CLa-chausser-INV-chausser-INV

nɐloopuloopul

‘il s’est déchaussé’

nɩ-baj-ɐli-baj-ɐli

S1S-avoir-faire.tôt-avoir-faire.tôt

nibɐjɐlibɐjɐli

‘j’ai eu tôt’

kʊ-jʊk- ɔɔr- jʊk- ɔɔr

CLbk-voir-RECIPR-voir-RECIPR

kʊjʊk ɔɔ jʊk ɔɔr

‘ils se sont vus’

4. Les préfixes de classe des nominaux et des modifieurs de noms et les indices de sujet

4.1. Les préfixes de classe des nominaux et des modifieurs de noms

<9>

A l’exception d’un seul préfixe de classe des nominaux (classe R’/D’ [1]), les préfixes et les indices de sujet (préfixés aux verbes) sont non marqués et subissent l’harmonie.

(7)

ɛ-lʊʊp

ɛlʊʊp

‘maison’

fʊ-lɛɛŋ

fʊlɛɛŋ

‘lune’

sɩ-yɛn

sɩyɛn

‘chien’

ɛ-be

ebe

‘vache’

fʊ-bɐɐr

fubɐɐr

‘grosse branche’

sɩ-suk

sisuk

‘villages’

Il existe toutefois deux classes nominales qui se distinguent uniquement par le fait que le préfixe de l’une est spécifié +ATR, l’autre pas. Il s’agit des classes R et R’/D’. Ce sont des classes défectives, donc leur effet ne sera jamais visible sur un radical nominal (elles ne sont présentes que dans le paradigme de pronoms). En structure sous-jacente, il n’y a pas de voyelle dans les préfixes de la classe R’/D’, il s’agit d’un trait ATR qui flotte sur le préfixe et dans ce cas, c’est le préfixe qui donne le trait +ATR au thème.

(8)

rATR-an

rɐn ~ dɐn

‘l’intérieur où’

r-an

ran

‘la chose qui’

ʊ-rATR

ure ~ ude

‘ici (à l’intérieur)’

ʊ-r-ɛ

ʊrɛ

‘ceci’

4.2. Les indices de sujet

<10>

En dehors des formes verbales impersonnelles [2], les formes verbales du joola fooñi comportent obligatoirement un indice de sujet. Par rapport à d’autres langues [3], il n’y a aucun élément entre l’indice de sujet et le radical verbal en joola fooñi, il se trouve toujours immédiatement avant le radical.

(9)

na-jʊk-ɛ

CLa-voir-TAM

najʊkɛ

‘j’ai vu’

na-suum-ɛ

CLa-être.agréable-TAM

nɐsuume

‘il est agréable’

kʊ-fɔk-ɛ

CLbk-enterrer-TAM

kʊfɔkɛ

‘ils ont enterré’

kʊ-loyi-ɛ

CLbk-être.loin-TAM

kuloyie

‘ils sont loin’

<11>

Le pronom de la 1ère personne du pluriel inclusif est traité ici à part, car en plus d’un préfixe (n)ʊ-, il met en jeu un élément suffixé -aal. Les voyelles de ce pronom sont non marquées du point de vue de l’ATR et lorsque ce pronom est combiné avec un thème comprenant des voyelles +ATR, seule la partie du morphème qui se préfixe au radical s’harmonise. La partie qui se suffixe au radical quant à elle, demeure non marquée.

(10)

ʊ [4]-kim-aal

S1P.INCL-chanter-S1P.INCL

ukimaal

‘chantons’

nʊ-sonten-aal-ɛ

S1P.INCL-soigner-S1P.INCL-TAM

nusontenaalɛ

‘nous avons soigné’

nʊ-tip-aal-ɛ

S1P.INCL-traverser-S1P.INCL-TAM

nutipaalɛ

‘nous avons traversé’

<12>

Ce qui se passe, en effet, c’est que la voyelle -a (forme sous-jacente) bloque la propagation du trait +ATR. En présence du morphème -aal, tout morphème qui se place après et qui est susceptible de prendre le trait +ATR, ne le prendra pas. Cette voyelle fonctionne comme une voyelle opaque dans la propagation du trait +ATR. Ce phénomène n’est pas spécifique au joola fooñi, il est également attesté en laalaa et palor, deux langues atlantiques parlées au Sénégal (Soukka & Soukka 2011:45).

(11)

nʊ-sonten-ɛ

S1P.EXCL-soigner-TAM

nusontene

‘nous avons soigné (EXCL)’

nʊ-siil-ɛ

S1P.EXCL-cuisiner-TAM

nusiile

‘nous avons cuisiné (EXCL)’

5. Les marques de TAM

<13>

En joola fooñi, les marques de TAM sont de deux types : celles qui se placent avant l’indice de sujet, et celles qui se placent après le thème verbal. Parmi ces différentes marques, nous en retiendrons cinq, qui présentent des particularités en ce qui concerne l’harmonie vocalique, lorsqu’elles se combinent à un thème verbal.

5.1. Les marqueurs de TAM préfixés (ou proclitiques)

<14>

Le morphème de l’inaccompli positif pan- a une voyelle non marquée. Lorsqu’il se préfixe à un thème verbal +ATR, son assimilation dépend de la rapidité du débit. Lors de la production d’un énoncé avec un débit rapide, la propagation du trait +ATR du thème s’étend au morphème pan-, dans le cas contraire, ce morphème demeure non marqué. Sapir dans ses travaux a d’ailleurs noté ce morphème toujours harmonisé.

(12)

pan-ku-joo

INACC-CLbk-venir

pɐn-ku-joo ~ pan-ku-joo

‘ils viendront’

pan-ɐ-rɐɐmul-i

INACC-CLa-égorger-O2S

pɐn-ɐ-rɐɐmul-i ~ pan-ɐ-rɐɐmul-i

‘il t’égorgera’

pan-i-yis-uu

INACC-S1S-montrer-O2P

pɐn-i-yis-uu ~ pan-i-yis-uu

‘je vous montrerai’

<15>

Le morphème de l’obligatif man- a la particularité de ne pas se souder complètement au radical puisqu’un constituant nominal sujet peut se situer entre les deux. Par contre, il a certaines propriétés de morphème lié puisque dès qu’il est préfixé, sa voyelle peut s’assimiler totalement (la consonne -n- tombe et les voyelles fusionnent).

(13)

man-ɩ-laañ-ul

OBL-S1S-retourner-CTP

miilɐɐñul

‘que je revienne’

man-ʊ-ŋɔɔlɛn

OBL-S2S-pouvoir

mʊʊŋɔɔlɛn

‘que tu puisses’

man-ɛ-suum-ɛ

OBL-CLe-être.bon-TAM

meesuume

‘que ce soit bon’

5.2. Les marqueurs de TAM suffixés (ou enclitiques)

<16>

Parmi les marqueurs de TAM suffixés, il y en a qui sont manifestement intégrés au thème verbal, d’autres beaucoup moins. Sauf cas de blocage par un -a-, opaque, les marqueurs non spécifiés par l’ATR, subissent l’harmonie (cf. 4).

Avec le morphème de l’habituel négatif -eriit qui est de manière inhérente +ATR, la propagation du trait +ATR se fait dans les deux sens, c’est-à-dire dans le thème verbal et éventuellement après le morphème -eriit (14). Toutefois, cette propagation n’est toujours pas totale. Lorsque le thème verbal comporte plusieurs syllabes, la propagation s’arrête à la syllabe ou aux deux syllabes qui précèdent le morphème
-eriit (15) et elle ne s’étend pas systématiquement au -a (16).

(14)

a-jɛ-eriit

CLa-aller-HAB.NEG

ɐjeeriit

‘il ne va pas habituellement’

kʊ-kɛɛŋ-eriit

CLbk-demander-HAB.NEG

kukeeŋeriit

‘ils ne demandent pas habituellement’

ɩ-jʊk-eriit-ɔɔl

S1S-voir-HAB.NEG-CLa

ijukeriitool

‘je ne le vois pas habituellement’

(15)

ʊ-sankɛn-eriit

S2S-parler-HAB.NEG

ʊsankeneriit

‘tu ne parles pas habituellement’

a-pʊñɔ-eriit

CLa-avoir.honte-HAB.NEG

apuñoeriit

‘il n’a pas habituellement honte’

(16)

a-maat-eriit

CLa-assister-HAB.NEG

amaateriit

‘il n’assiste pas habituellement’

<17>

Le morphème de l’hypothétique -jaa et le morphème ‘actualisateur’ -ñaa ont un comportement similaire lorsqu’ils sont suffixés à un thème verbal +ATR. En effet, la voyelle opaque -a de ces deux morphèmes ne s’assimile pas après un radical ou un suffixe avec des voyelles +ATR, bloquant ainsi généralement la propagation du trait +ATR.

Toutefois, lorsque le morphème -jaa se situe immédiatement après un radical +ATR, il s’assimile (19).

(17)

pur-tɔ-jaa

sortir-CLt-HYP

purtojaa

‘après çà, au sortir de là …’

a-siil-ʊt-jaa

CLa-cuisiner-NEG-HYP

ɐsiilutujaa

‘si elle ne cuisine pas …’

ʊ-laañ-uu-jaa

S2S-retourner-CTP-HYP

ulɐɐñuujaa

‘si tu reviens …’

(18)

kʊ-riiŋ-ɛ-ʊ-ñaa

CLbk-arriver-TAM-CTP-ACT

… kuriiŋeuñaa

‘… qui reviennent comme çà’

a-kim-ɛ-ñaa

CLa-chanter-TAM-ACT

… ɐkimeñaa

‘… qui chante comme çà’

(19)

riiŋ-jaa

arriver-HYP

rinjɐɐ [5]

‘si çà arrive …’

6. Les indices d’objet et les marques de possession de 1ère et 2ème personne

<18>

Avec les indices d’objet et les marques de possession de 1ère et de 2ème (qui sont par ailleurs de formes identiques) le comportement des voyelles dépend du type de voyelles et du nombre de syllabes.

6.1. L’indice d’objet et la marque de possession -oli

<19>

Les marques de possession se suffixent au radical nominal. A l’exception du possessif et de l’indice d’objet de 1ère personne du pluriel exclusif -oli, tous les possessifs et les indices d’objet sont non spécifiés pour l’ATR.

Lorsque le morphème -oli est rattaché à un thème non marqué, les voyelles de celui-ci s’harmonisent généralement, sauf lorsqu’il comporte la voyelle -a dans la dernière syllabe.

(20)

a-bɔñ-oli

CLa-envoyer-O1P.EXCL

ɐboñoli

‘… il nous a envoyé’

man-ʊ-katɛn-oli

OBL-S2S-laisser-O1P.EXCL

manʊkatenoli

‘… que tu nous laisses’

pan-kʊ-nag-oli

INACC-CLbk-frapper-O1P.EXCL

pankʊnagoli

‘ils nous frapperont’

nʊ-kaan-oli

S2S-faire-O1P.EXCL

ʊkaanoli

‘… tu nous a fait’

kʊ-paal-oli

CLbk-ami-POSS1P.EXCL

kʊpaaloli

‘nos amis’

ampa-oli

CLa.père-POSS1P.EXCL

ampaoli

‘notre père

6.2. L’indice d’objet et la marque de possession -ɔlaa(l)

<20>

Le suffixe de possession et l’indice d’objet de 1ère personne du pluriel inclusif -ɔlaa(l) sont non spécifiés pour l’ATR. Lorsqu’ils se combinent à un thème qui a des voyelles +ATR, la propagation du trait +ATR est bloquée à la voyelle -a, par contre, la voyelle , elle, s’harmonise.

(21)

ka-yisen-ɔlaal-a-k

CLk-montrer-O1P.INCL-DEF-CLk

kɐyisenolaalak

‘le fait de nous le faire savoir’

kʊ-kim-ɔlaal

CLbk-chanter-O1P.INCL

kukimolaal

‘… ils nous ont chanté’

a-liin-ɔlaal

CLa-sœur-POSS1P.INCL

ɐliinolaal

‘notre sœur’

ɛ-suk-ɔlaal

CLe-village-POSS1P.INCL

esukolaal

‘notre village’

<21>

Nous avons cependant noté des cas où la voyelle -a s’harmonise, comme c’est le cas en (19). Bien que cette voyelle soit opaque dans plusieurs cas, comme noté précédemment, cette harmonisation peut s’expliquer par la proximité du suffixe avec le radical portant le trait +ATR. En effet, lorsque la voyelle est opaque, soit celle-ci ne suit pas immédiatement un radical +ATR, soit elle est la deuxième partie un morphème discontinu (cf. 4.2).

(22)

a-siil-a

CLa-cuisiner-AG

ɐsiilɐ

‘cuisinière’

ka-suum-aay

CLk-être.agréable-ABSTR

kɐsuumɐɐy

‘paix’

ka-biif-uma

CLk-faire.du.vent-INSTR

kɐbiifumɐ

‘éventail’

7. Les indices d’objet de 3ème personne et les indices de lieu

<22>

Il existe dans la langue une distinction nette entre indices d’objet humains et non humains (de nature CLo). Ces deux types d’indices n’occupent pas exactement la même place dans la structure du mot verbal. Les indices d’objet humains sont plus intégrés morphologiquement au verbe que les indices d’objet non humains, qui occupent une place plus périphérique (en position finale de mot). La distinction est particulièrement apparente aux tiroirs verbaux qui donnent lieu à une réduplication : dans ce cas, les indices d’objet humains succèdent immédiatement au premier élément, alors que les indices non humains succèdent au deuxième élément.

(23)

nɩ-jʊk-ɔɔ-jʊk

S1S-voir-CLa-voir

nɩjʊkɔɔjʊk

‘je l’ai vu’ (humain)

nɩ-jʊ-jʊk-yɔ

S1S-voir-voir-CLe

nɩjʊjʊkʊyɔ

‘il l’a vu’ (le chien)

nɩ-jʊ-jʊk-bɔ

S1S-voir-voir-CLb

nɩjʊjʊkʊbɔ

‘il l’a vu’ (l’arbre)

Cette forte intégration explique le fait que les indices d’objet humains -ɔɔ(l) et -ɩɩ(l), s’assimilent toujours au thème +ATR auquel ils se suffixent.

(24)

… jɩ-woyul-ɔɔl

S2P-prendre.soin-CLa

Jiwoyulool

‘… vous avez pris soin de lui’

ʊ-wamb-ul-ɩɩl

S2S-fermer-CTP-CLbk

uwɐmbuliil

‘ouvres-leur’

<23>

Par contre les indices d’objet non humains et les indices de lieu -CLɔ sont des suffixes non marqués et ne s’assimilent pas au trait +ATR du thème. Nous pourrions être tentés de traiter ces indices d’objet comme des morphèmes libres, mais le fait qu’ils entraînent une assimilation de la nasale finale du radical, nous oblige à les traiter comme des suffixes ou des enclitiques.

Par contre, l’indice locatif -do ~ -ro qui lui résulte d’un préfixe avec un trait +ATR flottant, assimile l’ensemble des voyelles du thème (26).

(25)

kʊ-kim-kim-kɔ

CLbk-chanter-chanter-CLk

kukinkinkɔ

‘ils l’ont chantés (le chant par ex.)’

na-tɛb-uu-yɔ

CLa-porter-CTP-CLe

nɐtebuuyɔ

‘il l’a apporté (le siège par ex.)’

nʊ-siil-siil-sɔ

S2S-cuisiner-cuisiner-CLs

nusisiilusɔ

‘tu l’as préparé (le riz par ex.)’

(26)

ʊ-laañ-do

S2S-retourner-CLr/d’

ulɐndo

‘retournes-y’

fɔɔfʊ-do

CLf.être-CLr’/d’

foofudo

‘ça y est’

na-tɔɔk-ro

CLa-trouver-CLr/d’

nɐtookuro

‘il y a trouvé’

kɔɔkʊ-ro

CLbk.être-CLr’/d’

kookuro

‘ils y sont’

8. Assimilation au-delà du mot

<24>

Nous avons également noté dans la langue des cas où la propagation du trait +ATR se fait au-delà du mot et s’étend au mot qui précède. Il faut toutefois préciser que ce type de propagation n’est possible que lorsque le débit de production de l’énoncé est assez rapide. Dans l’énoncé ci-dessous, le mot souligné est de nature non marquée (-jaw ‘aller’ employé ici comme un auxiliaire), mais dans le cas d’une production rapide, les voyelles de ce mot sont assimilées par celles du mot qui suit (-riiŋ ‘arriver’).

(27)

Bɔŋ

ñaa

na-nɔkɛn

ɐ-jɐɐ

ɐ-riiŋ

tɔɔk-ɛ

ampa-ɔɔ

man-a-fɩntɔ-ɛ

bon

alors

CLa-entrer

CLa-aller

CLa-arriver

se.trouver-TAM

père-POSS.CLa

OBL-CLa-coucher-TAM

‘Bon, alors il est entré et quand il est arrivé, son père était déjà couché

9. Conclusion : tendances générales

<25>

La propagation du trait +ATR se fait plus généralement de la droite vers la gauche à l’intérieur d’un mot (assimilation régressive), dans la mesure où, en joola fooñi, aucun préfixe, en dehors du préfixe de classe CLr’/d’ n’est spécifié +ATR. Dans les exemples ci-dessus, c’est généralement des suffixes +ATR qui assimilent les bases nominales ou verbales. Cette prédominance à la propagation vers la gauche se remarque en particulier dans le cadre de la réduplication par exemple, en présence d’un indice d’objet +ATR, la base verbale à droite de l’indice d’objet n’est pas assimilée.

(28)

kʊ-kaan-oli-kan-yɔ

CLbk-faire-O2P.EXCL-faire-CLe

kukɐɐnolikanuyɔ

‘ils nous l’ont fait’

ʊ-fas-ɔɔr-eriit-aal

S1P.INCL-séparer-RECIPR-HAB.NEG-S1P.INCL

ʊfasooreriitaal

‘nous ne nous séparons pas habituellement’

Il existe toutefois des cas de double assimilation (à la fois régressive et progressive) lorsque la base nominale ou verbale a des voyelles spécifiées +ATR.

(29)

a-liin-ɔɔl

CLa-sœur-POSS.CLa

ɐliinool

‘sa sœur’

kʊ-loyi-ɛ

CLbk-être.loin-TAM

kuloyie

‘ils sont loin’

<26>

Au niveau du système d’opposition, la voyelle -a- n’est pas différente des autres voyelles, mais dans le cadre de l’assimilation, elle a tendance à se comporter de manière particulière, avec notamment comme effet lorsqu’elle suit le morphème qui apporte l’ATR, c’est rare qu’elle s’assimile et demeure opaque.

Diachroniquement, pour beaucoup de morphèmes qui sont à la périphérie du mot verbal et qui n’ont pas un comportement net par rapport à l’ATR, il y a par ailleurs des indices forts qu’ils se sont grammaticalisés il y a peu de temps (cf. -ñaa et -jaa par exemple).

Références

Bassène, Alain Christian 2007

Morphosyntaxe du joola banjal, langue atlantique du Sénégal, Köln : Rüdiger Köppe

Coly, Jules Jacques 2012

Morphosyntaxe du kuwaataay : langue atlantique du Sénégal, Dakar, Müchen : Lincom Europa

Gouvernement du Sénégal 2005

Décret no 2005-981 du 21 octobre 2005 relatif à l’orthographe et à la séparation des mots en joola.

Hopkins, Bradley L. 1995

‘Contribution à une étude de la syntaxe diola-fogny’, Thèse de doctorat de 3e cycle, Dakar: Université Cheikh Anta Diop

Sagna, Serge 2008

‘Formal and semantic properties of the Gújjolaay Eegimaa (A.k.a Banjal) nominal classification system’, PhD thesis. London: SOAS

Sambou, Pierre Marie et Lopis, Jeanne 1981

Le trait ATR et ses manifestations en Joola et en Noon, Bulletin de l’IFAN, T43, pp.203-214

Sambou, Pierre 2007

‘Morphosyntaxe du joola karon’, Thèse de Doctorat de 3ème cycle. Dakar : Université Cheikh Anta Diop

Sambou, Pierre 2011

L’harmonie vocalique en joola karon, Sciences et Technique du Langage, No 8

Sapir , David   J.  1965

A Grammar of Diola-Fogny, Cambridge, Cambridge University Press, coll. West African Language Monographs 3

Soukka, Maria et Soukka, Heikki 2011

Esquisses phonologiques du laalaa et palor (langues canguin du Sénégal). Göteborg Africana Informal Series, No 8. Gothenburg (S): Department of Languages and Literature, University of Gothenburg

Abréviations

ABSTR 

abstrait

ACT 

actualisateur

AG 

agent

APPL 

applicatif

ATR 

Advanced Tongue Root

CTP 

centripète

CL

classe nominale

DEF 

défini

EXCL 

exclusif

HAB 

habituel

HYP 

hypothétique

INACC 

inaccompli

INSTR 

instrumental

INV 

inversif

NEG 

négation

O-

indice d’objet

OBL 

obligatif

-P

pluriel

POSS 

possessif

RECIPR 

réciproque

-S

singulier

S- 

sujet

TAM 

temps-aspect-mode



[1] Par convention, nous notons en majuscule les schèmes d’accord des classes nominales) et en minuscule, les préfixes de ces classe.

[2] Les formes verbales impersonnelles sont des formes verbales non finies (c’est-à-dire sur lesquelles il n’est pas possible de marquer la personne du sujet). Typologiquement parlant, il serait cohérent de le désigner comme ‘participe’.

[3] Le swahili, par exemple, est une des langues dans laquelle l’indice de sujet n’est pas toujours directement rattaché au radical verbal. Les marques de TAM et les indices d’objet se placent entre les deux (Creissels, p.c.).

a.

ni-li-ki-soma

ki-tabu

b.

ni-me-wa-ona

watoto

S1S-TAM-O.7-lire

7-livre

S1S-TAM-O.2-voir

2enfant

‘j’ai lu le livre’

‘j’ai vu l’enfant’

[4] Les indices de sujet ont une forme V et NV. Ces formes apparaissent chacune dans des tiroirs verbaux spécifiques et sont mutuellement exclusives.

[5] Il y a ici un phénomène de réduction de la longueur vocalique due à la consonne initiale du suffixe.

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