Startseite / Archive / 2005 / La théologie africaine à l’aube d'un nouveau siècle
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I. Introduction

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Il est difficile, à l’heure actuelle, d’appréhender la situation de la théologie africaine, dans les limites d’une réflexion consacrée à la rencontre entre la Parole de Dieu et le contexte africain contemporain. En effet, la théologie africaine est une réalité variée et parfois fuyante. Comment rendre compte du développement des activités théologiques dans chaque pays ou dans chaque grande aire de l’Afrique, sans être obligé de faire des raccourcis, de schématiser, et finalement de simplifier?

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Lorsqu’on parcourt les nombreuses publications sur le sujet, il y a lieu d’affirmer d’emblée la diversité des expressions, des courants et des tendances dans la théologie africaine. Les répertoires bibliographiques y consacrés impressionnent et exigent un travail minutieux pour analyse et appréciation. La Revue Africaine de Théologie a publié, depuis 1977, une "Bibliographie sélective" qui, arrêtée à l’année 1985, comptait déjà 8.727 titres. Autrefois, le Bulletin de Théologie Africaine a également publié une "Bibliographie thématique" intéressante. Si je ne prends qu’un domaine particulier, celui de "la lecture africaine de l’Ancien Testament", Knut Holter, bibliste norvégien, a déjà publié un volume de bibliographie sélective commentée comprenant 232 titres (Holter 1996). Signalons également qu’une banque de données sur les études bibliques en Afrique est désormais disponible sur le web. Travail abattu à la Faculté de Théologie de Stellenbosch (Afrique du Sud) sous la direction de H. Bosman, cette banque de données comprend déjà 1.700 titres de livres et articles. (Pour la présentation du projet lire W. R. Kawale 1997:3-4.)

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Autant dire que la matière est abondante et difficile à maîtriser en un tour de main. Les éditions Karthala à Paris se sont spécialisées dans le domaine, notamment dans leurs collections: "Chrétiens en liberté" et „Questions disputées". La plupart des Instituts et Centres théologiques africains ont leurs revues et collections. Il serait fastidieux de les citer ici.

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Un autre niveau de difficulté concerne le type de théologie qu’il s’agit d’examiner. Les théologiens latino-américains distinguent trois types de théologie: la théologie professionnelle, la théologie pastorale et la théologie populaire. Pour la théologie africaine, faut-il avant tout parler de la théologie universitaire et de celle qui se pratique dans les Instituts et Centres théologiques ou devra-t-on faire plutôt cas de la théologie qui émerge des communautés ecclésiales? La théologie étant un discours, un logos, faut-il s’en tenir au discours publié, édité, ou prêter également oreille au discours oral, qu’il soit public ou privé, qu’il émane des pasteurs ou du peuple, même celui de la marge?

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Lors de la 17e Semaine Théologique de Kinshasa consacrée au bilan et aux perspectives de la théologie africaine, Kalonji Ntekesha (1989:97), dans une étude intitulée "Théologie africaine et expérience chrétienne à la base", comprenait la théologie africaine comme un «effort de réflexion et de recherche mené par des Africains (spécialistes ou simples croyants) sur le donné révélé et sur les manifestations de l’accueil par l’homme (africain ou non) à l’auteur de cette révélation ainsi qu’à son message ; cela dans un contexte socio-culturel ouvert à l’universel mais propre à l’Afrique". Et il plaidait pour l’établissement des structures formelles d’écoute de la base par des experts chargés de la systématisation théologique. Ceci rejoignait une idée chère à Ngindu Mushete (1979:69-97) qui avait bien saisi le rôle fondamental des communautés chrétiennes africaines lorsqu’il notait: "c’est à ces communautés, incarnées et enracinées dans la vie de leurs peuples, qu’il incombe au premier chef d’approfondir l’Evangile et d’alimenter par leur vie et leurs questions la réflexion des théologiens". (Voir Ngindu Mushete (1979:97); C. Nyamati (1989:214) invite également à voir les communautés chrétiennes africaines comme de véritables loci pour la théologie africaine.)

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Lorsqu’on parle de "lectures africaines de la Bible" par exemple, d’aucuns distinguent les lectures populaires des lectures savantes. Mais quelle est la ligne de démarcation entre une lecture populaire et une lecture naïve, voire fondamentaliste? Voilà qui exige une clarification des concepts, des objectifs et des stratégies. D’ores et déjà, il faut inscrire cette quête de lecture africaine de la Bible dans l’horizon plus large de la théologie africaine. Celle-ci est-elle, comme le prétendent certains, à bout de souffle, après seulement quelques décennies de revendication et de turbulences?

I. Essoufflement ou conversion de la théologie africaine?

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Il y a quelques temps, à bord d’un avion régulier de Kenya Airways, j’ai rencontré un prêtre mariste français, travaillant au Tchad, qui provenait de Naïrobi et se rendait à Douala. Il me posa, amusé, la question suivante: "qu’est devenue la théologie africaine?" Et il précisa le sens de son interrogation: "dans les années 70-80, c’était une mode, mais aujourd’hui on n’en entend plus parler". Et pourtant, je venais de sortir d’un colloque organisé par la Faculté de Théologie des Facultés Catholiques de Kinshasa, où, sur le thème de l’eucharistie, nous avions prétendu faire de la théologie africaine, en pratiquant résolument la méthode inductive qui caractérise toute théologie contextuelle, en intégrant à la réflexion théologique systématique les données culturelles africaines (comme la conception africaine du repas) et les interrogations spécifiques (telles que les questions sur les matières eucharistiques), en associant dans la mesure du possible, les différentes couches de la population chrétienne et en soignant, par le contact avec la presse, l’écho de nos travaux auprès d’un large public (Kabasele et al. 2001).  [1] De telles rencontres, comme des publications s’inscrivant dans la même perspective n’ont jamais tari, depuis la fin des années 80 évoquées par mon interlocuteur. Cette perspective, pour être clair, est celle d’une théologie contextuelle, qui, contrairement à la théologie classique, ne part pas des principes prétendument universels pour les appliquer ne varietur à n’importe quelle situation, mais part de la réalité (anthropologique, sociale, littéraire, politique, etc) et l’inscrit au cœur de la réflexion théologique comme son lieu d’émergence et de déploiement.

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Mais qu’y avait-il derrière l’interrogation de mon interlocuteur? Une impression d’essoufflement ou de tarissement. La même impression se dégage parfois des conversations. "Où sont les neiges d’antan?", regrette-t-on. Les grands noms ont disparu ou se sont tu, faute d’inspiration. Les autres, nous autres, nous ne sommes plus considérés que comme des caisses de résonance d’une rengaine ressassée désespérément ou comme des petits formats, sans envergure. La même impression se dégage, je ne suis pas dupe, de la théologie occidentale. Où sont les Chenu, Congar, De Lubac, Thils, Rahner, Schillebeeckx, etc...? Les théologiens actuels paraissent des provinciaux, des locaux, dont le logos est terne, malgré l’appui de nouveaux moyens de communication. A moins qu’on ne parle d’inflation...

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Y a-t-il essoufflement ou doit-on voir dans ce phénomène un retour à une théologie plus évangélique, c’est-à-dire plus modeste? Parole forte certes, mais parole parmi d’autres. Proposition, plutôt qu’imposition de la vérité. Je vais partir des critiques acerbes dressées contre une certaine théologie africaine par le Congolais Kä Mana (1994) dans son ouvrage intitulé Christ d’Afrique. Enjeux éthiques de la foi africaine en Jésus-Christ et par le Camerounais Eloï Messi Metogo (1985) dans Théologie africaine et ethnophilosophie. Problèmes de méthode en théologie africaine.

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Considérant la Faculté de Théologie Catholique de Kinshasa comme le berceau et le terrain privilégié où s’est développée la théologie africaine, Kä Mana (1994:21) tient pour révolue la "période de l’ébullition théologique au Zaïre". La galaxie intellectuelle qui représentait cette tendance a été démantelée, les ténors se sont tus, le Bulletin de Théologie Africaine, pourtant bien commencée, n’a plus paru depuis 1985. Quant aux discours de théologie africaine qui continuent à se dire aux Facultés Catholiques de Kinshasa, Kä Mana (1994:29) les traite tout simplement de répétitifs, monotones, simples bavardages délestés du grain de génie et du souffle de la passion qui faisaient la force de la galaxie idéologique des tenants de la théologie africaine. A son avis, il n’y est plus sortie depuis plus de dix ans une seule idée novatrice ni un seul mouvement de pensée vraiment mobilisateur dans les débats de fond sur les sociétés africaines. Son jugement est même d’une sévérité extrême lorsqu’il parle d’une sorte de léthargie et d’immobilisme de l’esprit qui a frappé ses débats intellectuels et ses requêtes essentielles.

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Ce dont parle Kä Mana (1994:30), c’est de la théologie africaine de l’inculturation. Il y voit un mouvement d’une certaine élite africaine, mouvement dont l’impasse illustre les difficultés qu’il y aurait à vouloir décider de penser la foi chrétienne selon la logique de traditions culturelles dont on ne se demande pas préalablement si elles traduisent ou non les options réelles des peuples au nom desquels on parle, et si elles correspondent à leurs visées de fond et aux structures concrètes de leur imaginaire. Ce que Kä Mana (1994:34) considère comme l’échec et la mort de la théologie africaine (entendez la théologie africaine de l’inculturation) est ainsi lié à un manque de lucidité dans l’analyse du contexte de la défaite de l’Afrique ainsi qu’à un aveuglement manifeste sur les tâches de l’Eglise pour la reconstruction du continent.

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Des critiques semblables se lisent ailleurs. Christian Duquoc, dans une enquête organisée par l’Institut de Missiologie d’Aachen dans la perspective de la fin du deuxième millénaire, cite la théologie de l’inculturation parmi les théologies contextuelles qui ont vu le jour au 20e siècle. Il reconnaît l’intérêt de ces théologies dans la mesure où les défis qui les nourrissent demeurent effectifs. D’après lui, leur risque, ce serait de devenir une tradition, c’est-à-dire de travailler à partir d’une mémoire de défis qui furent et qui, dans le temps, revêtent d’autres formes. Le danger apparaît déjà, affirme-t-il, dans ces théologies qui deviennent rapidement répétitives, tant le défi cerné tourne à l’obsessionnel. Aussi Duquoc conseille-t-il que ces théologies se gardent de devenir des traditions, car elles sont contextuelles non seulement dans l’espace, mais aussi dans le temps (Fornet-Betancourt 2000:88).

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Dans ses réflexions méthodologiques sur la théologie africaine, Messi Metogo (1985:47) prend également des distances vis-à-vis d’une théologie de l’inculturation qui part des valeurs culturelles traditionnelles exaltées. Pour lui, il faut redéfinir les valeurs dans un contexte nouveau, et abandonner les incantations sur l’âme noire. Ecoutons-le plutôt: "La théologie culturelle cherche les fondements du discours théologique africain exclusivement dans les valeurs de civilisation de l’Afrique traditionnelle contenues dans les coutumes, les cosmogonies, les contes, les devinettes, les proverbes, les épopées, etc. Elle considère ces valeurs comme une acquisition pour toujours, à l’abri des vicissitudes de l’histoire. C’est un discours théologique sans prise sur la réalité africaine actuelle, qui néglige les problèmes économiques et politiques ou déclare qu’ils sont indissociables des problèmes religieux" (Messi Metogo (1985:55).

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Nous voici au cœur du débat. L’apparent essoufflement de la théologie africaine n’est-il pas plutôt la traduction de sa diversité, de sa maturité, voire de sa vitalité? C’est peut-être cette ligne qu’il faudra approfondir.

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Nous ne sommes pas pour une théologie africaine unanimiste. L’unanimité est souvent réductrice et appauvrissante. Même s’il ne s’agit que d’accents différents, même si l’inculturation doit être comprise dans un sens global et organique, même si le concept de  pauvreté anthropologique  utilisé par Engelbert Mveng pour caractériser la condition du Négro-africain était inclusif, il faut reconnaître qu’il y a diverses tendances dans la théologie africaine aujourd’hui.

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Relevons un premier point qui explique l’impression d’essoufflement de la théologie africaine et même de la théologie en général. La plupart des théologiens aujourd’hui renoncent à opérer de grandes synthèses, tel le thomisme ou le marxisme. On prend davantage en compte les pensées de la singularité, le tragique de l’individu et des peuples en particulier. En théologie africaine, des ouvrages imposants comme ceux d’Oscar Bimwenyi Kweshi (1981) ou de Barthélemy Adoukonou (1980) sont apparus aux yeux de beaucoup comme de grandes synthèses qui ont marqué durablement les recherches ultérieures. En même temps, ils constituaient l’aboutissement de l’élan initié par les pionniers de la théologie africaine  [2] , tous nourris aux recherches ethnologiques sur la culture africaine. Ces pionniers ont abattu un travail de grande valeur. Du point de vue épistémologique, ils ont eu le mérite d’avoir mis en application le principe du pluralisme théologique et d’avoir montré que "chaque nouvelle génération, chaque nouveau peuple doit repenser le christianisme à sa façon (Vanneste 1989:188)". Passionnés et passionnants, ils ont suscité beaucoup d’enthousiasme. A cela s’ajoute le fait que leur travail se situait dans une perspective polémique qui en assurait la curiosité, sinon la publicité: il s’agissait d’une littérature de combat  [3] . Il était question de dénoncer un type de christianisme, une manière de faire de la théologie en terre africaine. Or, ainsi que le dit un proverbe africain, "un arbre qui tombe fait beaucoup plus de bruit qu’une forêt qui pousse".

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On constate aujourd’hui, et de plus en plus, comme une prise de distance par rapport à la méthodologie suivie par ces pionniers de la théologie africaine, et même par rapport à leur thématique. Aux Facultés Catholiques de Kinshasa, on le remarque notamment dans les sujets de mémoire des étudiants (v. de Saint Moulin 2001). Les sujets à caractère africain ne s’appuient plus essentiellement sur les études ethnologiques, mais sur la situation socio-économique et socio-politique. On recourt moins à l’analyse des proverbes et des coutumes qu’aux enquêtes sur terrain et aux évaluations statistiques. Il y a même une inquiétude à la Faculté de philosophie où les étudiants choisissent rarement des sujets de "philosophie africaine". Comment expliquer cela? La jeune génération refuse-t-elle d’assumer le lourd héritage ou ne se reconnaît-elle pas dans les préoccupations des pionniers?

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Une tentative de réponse peut être formulée: elle est finie l’heure du combat idéologique ; il s’agit maintenant d’élaborer la théologie africaine, sereinement. Mgr Tshibangu (1989:25) disait: "Devant être bien informée, marquée au coin de l’érudition critique, et en même temps fort spéculative, tout en étant caractérisée et même spécifiée par une approche épistémologique et par des principes herméneutiques propres, la théologie africaine, conduite par de bons et solides théologiens, apportera à l’Eglise une contribution générale appréciable, sans pour cela forcer artificiellement à l’originalité. Si originalité il y a, elle se manifestera très positivement sans tension".

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On peut donc parler d’un temps de maturation, de rumination, de mise en pratique, de vulgarisation comme il en va pour toutes les grandes idées. Un temps d’approfondissement aussi. Il n’est que de voir et d’apprécier ce qui a été fait dans le domaine de l’ecclésiologie africaine, tout le cheminement théologique qui a conduit à la conception de l’Eglise comme famille de Dieu, en s’appuyant sur l’expérience africaine de la famille et sur la conception africaine de l’homme comme être constitutivement communautaire, et en plongeant solidement dans les Ecritures et la tradition de l’Eglise. Les ouvrages dans ce domaine abondent, souvent de valeur (v. Orobator 2000). Une étude comme celle que Ignace Ndongala Maduku (1999) a publiée sur les Eglises régionales a été bien saluée dans le milieu théologique.

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Après cet essai de réponse, valable sans doute, il faut chercher plus loin. De mon point de vue, la distance par rapport à une théologie de l’inculturation qui s’appuie presque exclusivement sur les valeurs de civilisation de l’Afrique traditionnelle participe de la méfiance causée par l’échec effectif des idéologies politiques et économiques qui avaient le même appui. Explicitons.

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Il est devenu clair aux yeux de beaucoup que l’enchantement devant nos valeurs traditionnelles ne peut pas régir la structuration politique et économique de nos sociétés. On se rend compte, en effet, que la domination, l’exploitation et l’oppression que l’Afrique subit dans l’ordre mondial ne seront jamais vaincues sur la base de nos seules valeurs déjà déstructurées. Cette prise de conscience se fonde sur la conviction suivante: la culture africaine ne peut pas être conçue comme quelque chose de donné une fois pour toutes, mais comme un destin à construire dans la mobilisation de toutes les forces sociales et de toutes les énergies pour une Afrique capable de s’inscrire dans le nouvel ordre mondial. Il n’est donc pas sûr que les valeurs africaines traditionnelles ainsi que les structures traditionnelles de nos institutions soient les réponses les plus indiquées pour affronter l’avenir.

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Cette prise de conscience était déjà présente dans l’œuvre théologique et philosophique des penseurs critiques comme le Béninois Paulin Hountondji, les Camerounais Marcien Towa, Fabien Eboussi Boulaga, et Jean-Marc Ela, le Congolais Elungu Pene Elungu. Elle est radicalisée chez un certain nombre de théologiens de la jeune génération. D’où de nouvelles préoccupations, de nouveaux lieux de discours, de nouvelles thématiques. On veut ainsi rendre opératoires d’autres concepts comme la théologie de la reconstruction (Kä Mana 1993), la théologie de l’invention (Santedi Kinkupu 1996), la théologie de la vie (Kä Mana 2000). Le souci fondamental est partout le même: comment faire du christianisme un ferment de promotion humaine pour le continent? Quel type de discours théologique mettre en œuvre pour la nouvelle évangélisation?

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Lancé au début de la décennie 1990 pour mobiliser les Eglises contre la crise globale qui frappait la société africaine trente ans après les indépendances, le mouvement de la théologie de la reconstruction a, en quelques années, changé le paysage de la théologie en Afrique et fournit aujourd’hui aux communautés chrétiennes une nouvelle grille de lecture de leur situation et de leurs responsabilités dans la société. Après les grandes quêtes de l’identité culturelle et le combat pour la libération, ce mouvement montre qu’il est nécessaire de penser notre présent en termes de nouveaux choix économiques, politiques, sociaux et culturels à faire et en termes de nouvelles fondations morales et spirituelles à poser et d’invention de nouvelles stratégies pour bâtir l’avenir. Sans renier les préoccupations passées, il s’agit de les intégrer dans la perspective de l’invention du futur, la reconstruction étant en fait le commencement d’un processus de restructuration des mentalités et des attitudes. Les enjeux de ce mouvement sont éminemment missionnaires: l’intégration de l’évangile dans tous les domaines décisifs pour l’avenir du continent. C’est pourquoi on pense la nouvelle évangélisation en terme de reconstruction africaine: une reconstruction fondée essentiellement sur le socle de l’évangile (v. Kä Mana 2000).

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Le mouvement de théologie de la reconstruction a produit de nombreuses publications, notamment dans le monde africain anglophone  [4] . En Afrique du Sud, il coïncide avec la fin de l’apartheid ; ailleurs en Afrique subsaharienne il fait suite à la vague de démocratisation, deux événements qui vont solliciter la foi chrétienne dans sa dimension sociale et publique. Devaient s’ensuivre une praxis ecclésiale et un discours théologique conséquents (Chenu 1998). Au Congo-Kinshasa, on peut observer par exemple l’émergence, dans le discours théologique, des thémes à caractère politique comme la démocratisation, ainsi qu’un effort de vulgarisation et de traduction pratique par l’écoute des aspirations des masses populaires et la collaboration effective avec elles dans des associations chrétiennes. L’un des moments forts de cette nouvelle donne fut la marche des chrétiens du 16 février 1992, sauvagement réprimée par le pouvoir politique de l’époque. On peut dès lors apprécier à leur juste mesure ces exigences repérées autrefois par Mgr Tshibangu (1979:24, 27) "l’œuvre théologique requiert des conditions spirituelles d’engagement. Il n’y a pas acte théologique sans mise en cause de soi: mise en cause du destin spirituel des peuples auxquels on est lié, et de son propre destin. Ceci suppose une grande capacité d’interrogations fondamentales. (...) Un penseur chrétien africain qui ne serait pas pleinement engagé dans le devenir de sa société ne saurait prétendre pouvoir être un théologien africain authentique».

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L’enjeu de la théologie chrétienne dans ce nouveau contexte de l’histoire africaine est décisif: il faut passer de la critique du système de l’Afrique coloniale et néocoloniale à la tâche concrète de la construction de l’Afrique postcoloniale. Aux philosophies de l’authenticité, de l’identité culturelle viennent se joindre désormais des préoccupations nouvelles, celles de démocratie, de liberté, de paix véritable, de justice et de droits de l’homme comme conditions pour la construction d’une Afrique nouvelle, la promotion de son développement économique et l’amélioration de ses structures sociales et culturelles.

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Mais pour comprendre l’ensemble du mouvement théologique africain, son déploiement, les thèmes principaux qui l’animent, ses orientations majeures, il nous semble qu’il faut le situer dans le sillage de l’esprit du Concile Vatican II.

II. Le mouvement théologique africain, lieu de réception du concile Vatican II

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Pour Yves Congar (1972:399), la réception d’un concile s’identifie pratiquement avec son efficacité. En revanche, la non-réception ne signifie pas que les décisions portées et les orientations données soient fausses, mais qu’elles n’éveillent aucune force de vie, et donc ne contribuent pas à l’édification.

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Partant de cette définition, il est permis d’affirmer que le Concile Vatican II, essentiellement pastoral, rejoignait profondément les attentes de l’Afrique car il s’est emparé en son temps des questions qui préoccupaient alors quelques esprits africains et qui allaient mobiliser pour longtemps les communautés chrétiennes. Le caractère pastoral de Vatican II est un élément-clé dans sa réception en Afrique. Pour les Pères conciliaires venus d’Afrique, le problème était de "retrouver un langage pour communiquer la vérité du message, et non de redéfinir des vérités connues" (Conus 1975:23). Bien plus, la coïncidence entre la tenue du Concile et l’accession de la plupart des pays africains à l’indépendance politique a permis aux chrétiens africains d’imaginer et de voir se réaliser au plan religieux la même décolonisation.

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Dans l’enquête sus-mentionnée organisée par l’Institut Missio d’Aachen, une chose m’a frappé: presque tous les théologiens africains interrogés, toutes confessions confondues, reconnaissent dans le Concile Vatican II l’événement ecclésial majeur qui a marqué le destin de l’Eglise et de la théologie africaines dans leurs quêtes essentielles. Car on y a dénoncé l’uniformisation polarisante et proposé une lecture plus charismatique de l’Eglise. Dès lors, c’est "l’en tant que" de chacun, de chaque Eglise locale comme de chaque peuple qui est devenu le lieu propre épistémologiquement incontournable dans l’effectuation, toujours à reprendre, de la compréhension plus correcte du message du Christ et de la compréhension de soi et des autres  [5] .

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On peut dire que la théologie qui se fait en Afrique est essentiellement une réception des orientations fondamentales de Vatican II  [6] . Déjà, l’affrontement de la foi chrétienne à l’histoire, à l’historicité de l’homme et à l’histoire des images et des concepts véhiculés par la tradition a conduit à la relativisation d’une théologie à prétention universelle et à l’avènement des voies non occidentales de la théologie. C’est ce qui justifie tous les efforts pour trouver un langage approprié dans l’expression des énoncés de foi. Les résultats obtenus sont importants pour le renouvellement de l’évangélisation elle-même. En fait, il ne s’agit pas seulement d’un problème de traduction, de transposition, mais d’une exigence de réappropriation. Vérifions cela en quatre domaines précis.

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- Dans l’interprétation de l’Ecriture. L’exégèse scientifique s’était organisée depuis un siècle autour de la méthode historico-critique, avec des fortunes diverses. Aujourd’hui, on assiste à un retour au texte, dans le cadre des méthodes d’analyse littéraire et des approches contextuelles. Le critère de la vérité cesse d’être le référent, il est interne au texte et au processus de lecture, non seulement par des savants (trained readers), mais aussi par l’instance communautaire (popular readers). On passe ainsi de l’hégémonie de l’histoire à la polysémie provocatrice du texte comme sens. C’est dans ce mouvement que s’inscrit ce que nous appelons justement lectures africaines de la Bible . Sur cette orientation, non seulement les publications - surtout dans l’aire anglophone - sont nombreuses, mais la prise en compte du lecteur ordinaire se fait de plus en plus sentir.

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- La relation au monde. La Constitution Gaudium et Spes orienta le débat sur le rapport entre Eglise et monde vers une dialectique ouverte, marquée par la réciprocité d’apports et vouée à une herméneutique communautaire. Les mouvements positifs sont désormais pris en compte comme des signes provoquant l’Eglise à la conversion. Mais également le tragique de l’histoire. Cette prise en compte a conduit à une théologie où l’on souligne la portée sociale de la foi. C’est ce qui habite tout le courant des théologiens africains qui insistent sur la libération socio-économique et politique. L’activité en faveur de la justice et la participation à la transformation du monde apparaissent pleinement comme une dimension constitutive de la prédication de l’évangile, c’est-à-dire de la mission de l’Eglise pour la rédemption de l’humanité et sa libération de toute situation oppressive. Etant donné la situation présente de l’Afrique, la violence par exemple est devenue un lieu théologique. Plusieurs publications y sont consacrées ces derniers années: il s’agit d’abord, en toute bonne théologie contextuelle, de faire l’anatomie de cette violence dont l’Afrique est à la fois sujet et objet, d’en analyser les causes, les mécanismes et les idéologies ; et ensuite de produire une parole théologique spécifique, notamment à la lumière de la Parole de Dieu qui éclaire et interpelle les consciences individuelles et collectives ; et enfin de définir des stratégies d’action et d’engagement. La théologie africaine se sent ainsi interrogée par cette réalité de violence qui devient alors un élément majeur de la réflexion chrétienne sur le mode de présence des chrétiens africains et de l’Eglise au monde et à la politique. Cette violence, avec ses conséquences incalculables, touche également la façon dont Dieu est présent au monde et les formes de son implication dans les enjeux vitaux qui marquent notre histoire. Elle pousse même à l’extrême l’interrogation sur le retrait apparent de Dieu dans le gouvernement du monde. C’est que la violence généralisée touche aux données existentielles du sens de la vie et de la mort et engendre un fond de désespoir à partir duquel la foi est mise à mal dans l’articulation entre le Royaume à venir et le monde historique. Dèws lors, il se pose, en termes tragiques, la question du sens du salut apporté par le Christ. Cette question est fondamentale. Nous allons y revenir.

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- L’ecclésiologie. Vatican II, on le sait, a orienté la théologie vers une appréciation de l’Eglise autour du symbole de "peuple de Dieu". Dans cette dynamique ouverte par le concile, malgré les réticences des organes centraux de l’Eglise catholique romaine qui ont finalement favorisé un statu quo, les recherches de théologie africaine ont beaucoup progressé jusqu'à la conception de l’Eglise comme famille de Dieu. C’est au sein de ces réflexions ecclésiologiques africaines que l’on situe, en termes audacieux, le problème des ministères laïcs et de l’organisations des communautés ecclésiales de base.

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- L’œcuménisme et l’interreligieux. Vatican II a voulu rompre les hostilités latentes avec les confessions chrétiennes et lancer une politique de paix avec les autres religions. L’oecuménisme a fait beaucoup de progrès: il faut saluer par exemple l’existence de l’Association Oecuménique des Théologiens Africains. Malgré sa léthargie actuelle, que nous espérons passagère, signalons la fécondité d’une association plus régionale, The Ecumenical Symposium of Theologians from East Africa, très active dans les publications [7]. Mais ici il y a encore beaucoup de déficit, notamment dans le domaine du dialogue entre la théologie africaine et l’Islam africain ou encore entre la théologie africaine, les Eglises africaines indépendantes et les Eglises dites de réveil. La mention de ce déficit me donne l’occasion d’évoquer quelques défis majeurs.

III. Défis actuels et nouvelles exigences

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Nous allons citer, à titre indicatif, quelques défis qui se posent à la théologie africaine aujourd’hui, et qui peuvent constituer de nouveaux lieux théologiques pour les années à venir, défis méthodologiques et thématiques. Nous nous attarderons ensuite sur un défi qui nous semble fondamental: celui de la théologie africaine du salut.

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On enregistre parfois des critiques contre la théologie de l’inculturation considérées comme le refrain monotone et lassant de la théologie africaine. Ces critiques nous semblent fondées essentiellement sur une méprise, à moins qu’elles ne soient dirigées contre un certain type de théologie de l’inculturation axée uniquement sur les valeurs traditionnelles et qui fait de la critique du christianisme missionnaire son cheval de bataille. En fait, l’inculturation doit accompagner toute évangélisation, sous toutes les latitudes ; on ne peut jamais la considérer comme terminée. Elle est à reprendre constamment, en rapport avec la continuelle évolution des cultures et des situations (v. Commission Biblique Pontificale 1994:109). Dans le message final du synode africain, il est précisé que la noble mission des théologiens africains consiste à être au service de l’inculturation qui est le grand chantier où s’élabore la théologie africaine (v. L’osservatore Romano 24.5.1994, p. 96). Mgr Rakotondravahatra (Madagascar) était également explicite à ce propos au cours du Synode africain: "L’inculturation est un projet d’avenir greffé sur un présent d’invention et d’audace (...) il s’agit d’une nouvelle intelligence de la foi: l’inculturation, en effet doit être basée sur un discernement théologique fondé sur des instruments d’analyse aussi scientifiques que possible, toujours soumis à la lumière de la foi" (v. L’Osservatore Romano 19 avril 1994, p. 14). Tel est l’enjeu de l’inculturation. Un processus jamais achevé, qui doit se situer constamment en dialogue avec la culture vivante et reconnaître le potentiel prophétique de l’évangile. Cette inculturation postule une approche pluridisciplinaire, dans la mesure où il s’agit de repérer les grandes orientations de la culture, je dirais l’esprit plutôt que la lettre  [8] . A ce propos, deux réactions au rite congolais de la messe peuvent faire réfléchir. Depuis un temps, les célébrants à Kinshasa ont renoncé aux symboles du chef qui étaient intégrés dans le rite, notamment le couvre-chef ou la toque. Celle-ci rappelait trop un attribut de la dictature mobutienne, la toque du léopard, pour être assumée dans un acte liturgique où celui que l’on représente s’est révélé comme serviteur. L’histoire politique du pays a donc sursignifié un symbole, le rendant inadéquat dans l’imaginaire populaire pour le service liturgique. Dès lors, il y a eu un déplacement de sens dont la pratique ecclésiale et la réflexion théologique doivent tenir compte. Une autre réaction: à une enquête organisée par la commission épiscopale pour l’évangélisation, certains diocèses qui rejettent le rite congolais de la messe ont répondu qu’ils ne s’y retrouvaient pas, que la culture congolaise qui y domine ne correspond pas à leur vision du monde, notamment dans l’utilisation des lances par certains ministres du culte qui accompagnent le célébrant. Cette réaction pose l’exigence d’une étude rigoureuse conduisant à faire ressortir de la culture non pas des éléments épars et isolés, mais les orientations fondamentales, les constantes essentielles. Travail de longue haleine qui montre également que l’inculturation est une tâche jamais achevée. A cela il faut ajouter l’exigence de théologiser en langues africaines. L’inculturation reste donc un champ porteur d’avenir pour la théologie africaine, mais il ne faut pas la réduire au seul dialogue avec les religions traditionnelles africaines ni en faire une affaire purement intellectuelle ; elle est totalisante comme la culture est une totalité  [9] .

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Pour être féconde, la théologie de l’inculturation ne doit pas négliger la rigueur dans l’analyse des contextes ni la puissance spéculative dans la réflexion. Certains étudiants en théologie sont pressés d’arriver aux applications et sacrifient la recherche fondamentale ou le détour spéculatif pourtant indispensable pour une bonne contextualisation. Les meilleures études d’inculturation seront celles qui suivront la triple démarche suivante: partir du contexte que l’on analyse avec rigueur en mettant à profit les résultats les plus éprouvés des sciences humaines ; décontextualiser la question en se situant à un niveau plus radical où le dialogue est engagé avec d’autres contextes (parmi lesquels le contexte biblique et celui de la tradition); recontextualiser enfin, fort des acquis récoltés tant par l’analyse du contexte que par le détour spéculatif. J’ai particulièrement apprécié ce témoignage de Mgr Tshibangu Tshishiku (1989:23), un des pionniers de la théologie africaine: "Une bonne information théologique africaine doit aller chercher, là où ils se trouvent, même si c’est apparemment loin de l’Afrique, les fondements épistémologiques et doctrinaux solides correspondant au domaine de la recherche ou de la spécialisation auquel on s’applique". Et encore: "les théologiens africains doivent mettre dans leur travail, qui se devra d’être sérieusement fondé, une grande puissance spéculative. C’est le prix de l’inventivité et de fécondité doctrinale. Sans effort spéculatif, pas de progrès doctrinal possible". En fait, la théologie ne peut trouver aucun alibi pour se soustraire aux interrogations les plus fondamentales qui troublent profondément le cœur humain: qu’est-ce que l’homme? Quel est le sens et le but de la vie? Qu’est-ce que le bien et qu’est-ce que le péché? Quelle est l’origine de la souffrance? Qu’est-ce que le mystère dernier qui entoure notre existence, d’où nous tirons notre origine et vers lequel nous tendons? (v. Vanneste 1986)

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Au sein de la société, la théologie africaine est un discours parmi d’autres. Il doit être nécessairement à l’écoute des autres discours qui animent également la société. Cette exigence indique d’abord un devoir d’humilité et une conscience de la relativité de son discours, même si l’objet de celui-ci est l’Absolu. Il y a quelques temps, un journaliste de l’Agence DIA m’exhortait, indigné, à une réaction plus violente face au discours religieux tenu par les nouveaux mouvements religieux (Eglises dites de réveil) qui envahissent l’espace public, en R.D.C., notamment en occupant massivement le champ audio-visuel et en matraquant les auditeurs de leur message et de leur théologie (discours sur Dieu). Pour ce journaliste, la théologie catholique brillait par son absence. Aussi proposait-il une réplique agressive. La réponse que je lui fis s’inscrit dans la ligne que j’indique ici: non à un discours agressif. Ce qu’il faut, c’est une théologie de la présence  [10] . Présence à l’homme concret qui chemine au milieu des épreuves immenses, présence à une histoire qu’il faut nécessairement assumer pour inventer un avenir crédible, au nom de l’évangile. Cette nouvelle exigence postule une théologie africaine qui entre constamment en dialogue, avec d’autres instances discursives: l’Islam africain, les Eglises Africaines Indépendantes, les nouveaux mouvements religieux, les religions traditionnelles africaines. Et au sein même des structures confessionnelles, une théologie qui entre en dialogue avec la base et la hiérarchie. Dialoguer signifie être prêt non seulement à donner mais aussi à recevoir, permettant ainsi un enrichissement réciproque. Le défi du dialogue dont je parle concerne également les théologiens africains entre eux. Il est étonnant de constater le fossé entre les aires linguistiques (français, anglais, portugais). Les Associations panafricaines ou régionales existantes ont souvent beaucoup de mal à se maintenir longtemps. Cette exigence de dialogue invite à inventer des modes d’expressions appropriés. La théologie africaine ne devrait pas hésiter à prendre des formes accessibles au peuple: récits, symboles, art, etc. Pour les Pères de l’Eglise autrefois, les sermons ont été les véhicules adéquats de leur théologie. Il n’y aurait aucune raison qui empêche la théologie africaine d’emprunter la forme narrative par exemple  [11] .

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J’aimerais mentionner un dernier défi qui se pose avec acuité à la théologie africaine, c’est celui d’une théologie du salut. En 1977, G. Setiloane (1979) notait: "La tâche qui s’impose aujourd’hui à la théologie africaine est de travailler à fond la question de christologie: qui est Jésus? Que signifie Messie ou Christos dans le contexte africain?". Le Christ cru par les Africains est considéré comme le Sauveur, le Héros (v. Museka Ntumba 1988), le Guérisseur (v. Kolie 1986, Ndiaye 1982), le Frère Aîné (v. Kabasele 1986), l’Initiateur (v. Sanon 1986, Diatta 1989, et Luyeye Luboloko 1989), le Proto-Ancêtre (v. Bujo 1979) qui est source de toute vie, en tous cas plusieurs essais de christologie africaine ont été tentés avec plus ou moins de bonheur  [12] . Au-delà de la question de nomination ou de représentation, se pose celle, existentielle, de ce que ce Christ apporte au croyant, dans sa vie, dans sa destinée personnelle et collective. Il s’agit donc de la question du salut. "Le grand péril de la foi en Afrique ne viendra pas de la croyance dogmatique, mais des impératifs de l’action", affirmait Ngindu Mushete (1979:5). Efoe Julien Penoukou écrivait de son côté: "La question du salut de l’homme africain est dramatique. Question de fond et de foi: au regard de la situation actuelle qui caractérise le continent noir, après des siècles d’esclavage, de colonisation, et trois décennies d’indépendance dans la dépendance internationale, la faillite et à présent la détresse (...) l’évangile du salut en Christ le concerne-t-il réellement? En quoi et comment Jésus-Christ, qui se proclame Rédempteur de tout homme, en tout temps, peut-il l’aider à sortir par lui-même de l’échec et du désespoir, afin d’assurer son histoire propre"  [13]

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Schématisons. Pour une certaine ligne de recherche, le Christ nous fournit un socle - l’évangile - à partir duquel nous pouvons nous engager dans la transformation de la société, la pratique de l’agapè, et la construction d’un monde fraternel, un monde de justice et de paix, où chacun peut retrouver sa dignité d’homme et de femme créé à l’image et à la ressemblance de Dieu. D’où un discours théologique social poussé. C’est ici qu’on peut situer la plupart des tenants de la théologie de la reconstruction par exemple. Pour une autre ligne de recherche, nous schématisons encore, il faut souligner l’action de Jésus comme celui qui guérit ici et maintenant, et promouvoir le ministère de guérison et de délivrance. Ces deux types de discours théologiques ne se rencontrent pas nécessairement en pratique, car l’un souligne la responsabilité de l’homme, l’autre l’abandon de l’homme dans les mains de Dieu. La situation de dures épreuves que vit la majorité de la population africaine fait souvent préférer le deuxième discours  [14] . C’est le discours des Eglises dites de réveil, de communautés charismatiques, mais c’est aussi un discours qui envahit les espaces théologiques des Eglises chrétiennes confessionnelles ainsi que leur praxis ecclésiale. La théologie africaine des années à venir ne peut ignorer ces deux types de discours sur Dieu dans le contexte d’un continent soumis à rude épreuve. Pour mieux les assumer, elle doit réussir à les articuler. A mon avis, ce qui manque dans la théologie africaine jusqu’ici c’est une théologie de la croix pouvant aider à mieux articuler ces deux discours apparemment irréconciliables. Une théologie de la croix qui ne conduit pas à la résignation, mais à l’assomption de la souffrance comme élément de la condition humaine. C’est pourquoi, je pense que la question christologique, dans le sens indiqué plus haut, occupera encore longtemps le champ de la théologie africaine des années à venir, particulièrement dans sa dimension sotériologique.

Conclusion

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Les défis que la théologie africaine doit relever dans les années à venir sont nombreux. Je n’ai fait qu’en désigner un échantillon. Les discussions internes à la théologie africaine sont bénéfiques pour son déploiement, depuis ce débat mémorable Tshibangu-Vanneste (1960), jusqu'à celui que la jeune génération de théologiens - les théologiens de la reconstruction - engage avec aussi bien les théologiens de l’inculturation que ceux de la libération. Parfois, il y a méprise sur les termes, mais la théologie n’est pas d’abord une question de vocabulaire, quoique des concepts clairs et précis soient nécessaires pour exprimer convenablement la démarche et les enjeux de l’élan théologique.

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Ce que l’on peut retenir, c’est justement cet élan: c’est lui qui pousse théologiens et communautés chrétiennes à s’approprier le message du Christ dans ses lignes essentielles, à le rendre présent, à en faire le ferment pour un engagement lucide dans la transformation heureuse de son contexte, à l’habiter profondément pour y puiser force et espérance, guérison morale, spirituelle et parfois même physique.

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[1] Les Actes de ce Colloque ont été rapidement publiés.

[2] Parmi eux sont Tharcisse Tshibangu Tshishiku, Vincent Mulago, Anselme. Sanon, Alphonse Ngindu Mushete, Oscar Bimwenyi, etc.

[3] Je pense à un titre comme Combats pour un christianisme africain (Ngindu Mushete 1981).

[4] Voir Mugambi (1995). L’ouvrage introduit le concept de reconstruction comme un nouveau paradigme dans la théologie chrétienne dans le nouvel ordre mondial issu de la fin de la guerre froide. Voir également M.N. Getui & Obeng (1999). Voici comment la théologie de la reconstruction est présentée: «Theology of reconstruction is a recent phrase in contemporary african theological vocabulary. It was coined in 1990, when Africa entered a new historical period ushered in by the end of three vicious systems of oppression - institutionalized racism, formal colonialism and cold-war tutelage.»

[5] Réponse de Bimwenyi Kweshi (1981:52-55).

[6] Dans son ouvrage La nouvelle évangélisation, Kä Mana, théologien et pasteur luthérien, cite également le Concile Vatican II comme le premier des événements majeurs qui ont déterminé l’orientation du christianisme en Afrique (Kä Mana 1994:145-147).

[7] Citons par exemple: M. N. Getui & P. Kanyandago (1999) et Kanyandago (2000).

[8] "Les Théologiens ont besoin, pour progresser, du travail accumulé des sociologues, philosophes, linguistes, bref, des humanistes chrétiens. Grâce à eux, on peut le dire, se soutenant fermement, s’épanouiront la foi chrétienne et la raison humaine dans un discours théologique à la fois fidèle au Christ et respectueux de l’Afrique » (Ngindu Mushete (1979:98).

[9] Sur le plan de l’enseignement de la théologie, je salue, pour le cas de la R.D.C., la place réservée à cette dimension dans la ratio studiorum des Grands Séminaires, où l’on a, dans le cycle de philosophie des cours sur les religions traditionnelles africaines, les Eglises Africaines Indépendantes, et en théologie, les cours de Théologie de l’inculturation, et Théologie africaine. L’idéal est qu’à travers tous les enseignements il y ait un effort de contextualisation et d’actualisation. La note est plus marquée à la Faculté de Théologie des FCK. Du programme des cours, j’ai relevé les matières suivantes liées à la théologie africaine: Patrimoine religieux de l’Afrique, Mémoire collective et transcription des traditions orales, Initiation à la théologie africaine, Les grandes écoles de la spiritualité chrétienne et la spiritualité africaine, Art religieux africain, Lecture scientifique de la vie chrétienne en Afrique, Linguistique africaine: transcription de textes, Histoire de l’Eglise en Afrique, Questions approfondies de théologie africaine, Histoire de l’Eglise au Congo, Questions approfondies de religion traditionnelle africaine, Séminaire de théologie africaine, Lecture théologique des Actes de l’Assemblée plénière de la Conférence Episcopale Nationale du Congo.

[10] Une telle théologie de la présence corrigerait l’impression d’absence autrefois dénoncée avec la dernière énergie par E. Mveng (1992:166) en ce qui concerne l’Eglise catholique en Afrique: Une Eglise "de plus en plus absente des lieux et des institutions où l"Afrique, désespérément, tente son propre rassemblement pour sa propre survie: absente de l"OUA, absente du Plan de Lagos, absente de la Commission économique des Nations Unies pour l"Afrique, absente de la Conférence des Eglises de toute l"Afrique, notre Eglise, massivement nombreuse, semble ainsi s"exiler dans la périphérie dramatique de l"Absence, laissant le Centre à la merci des structures de péché qui risquent de l"étouffer ».

[11] En tout cas, Joseph Healey et Donald Sybertz (1996), deux prêtres américains travaillant en Afrique de l’Est, ont justement publié un ouvrage suggestif: Towards an African Narrative Theology.

[12] Voir Stadler (1983).

[13] Cité par Kä Mana (1994:5).

[14] A ce propos, l’Instruction de la Congrégation pour la Doctrine de la Foi sur les prières de guérison est bien tombée dans le contexte actuel. Voir également sur le thème: Lugwuanya (2000) et Alana (2000).

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